Entretien avec Jane Holl Lute, Coordonnatrice spéciale pour l’amélioration de la réponse de l’ONU à l’exploitation et aux abus sexuels

15 aoû 2016

Entretien avec Jane Holl Lute, Coordonnatrice spéciale pour l’amélioration de la réponse de l’ONU à l’exploitation et aux abus sexuels

Jane Holl Lute (centre) visits Bambari, Central African Republic (CAR) in April 2016. UN Photo/Nektarios Markogiannis

 

26 juillet 2016 – L’Organisation des Nations Unies s’est dotée d’une politique de « tolérance zéro » à l’égard des abus sexuels commis par des membres de son personnel.

Cette question a acquis une telle importance pour l’Organisation et son Secrétaire général, Ban Ki-moon, que ce dernier a créé plus tôt cette année un poste de Coordonnatrice spéciale pour l’amélioration de la réponse de l’ONU à l’exploitation et aux abus sexuels, qu’il a confié à Jane Holl Lute, des États-Unis.

Le rôle de Mme Lute est de travailler en coordination avec les nombreux bureaux, départements et agences du système des Nations Unies dans le but de renforcer la réponse de l’Organisation à l’exploitation et aux abus sexuels, partout où ces derniers sont susceptibles de se produire, au siège de l’ONU à New York comme dans ses bureaux et missions sur le terrain.

Dans son premier entretien avec le Centre d’actualités de l’ONU, Mme Lute est revenue ouvertement sur les actions entreprises par l’Organisation pour lutter contre l’exploitation et les abus sexuels, y compris sur le terrain, afin de rétablir la confiance entre son personnel et les communautés touchées.

Centre d’actualités de l’ONU : Quel est l’ampleur du phénomène au sein des Nations unies ?

Mme Lute : Je pense que la meilleure façon de formuler cette question est : quelle est l’étendue du problème de l’exploitation et des abus sexuels, tout court. C’est véritablement un fléau mondial. Il n’y a pas une famille, une école, une organisation, une armée, un gouvernement, ou une activité quelconque qui soit épargné par ce problème. Il n’y a aucun endroit sur cette planète où les femmes, les enfants et les personnes vulnérables soient à l’abri des prédateurs sexuels actifs ou potentiels.

Il faut d’abord reconnaître que c’est un fléau mondial. Ensuite, nous devons accepter le fait que nous avons également ce problème à l’ONU. Nous devons donc être vigilants sur cette question. Il nous faut améliorer constamment notre système et notre capacité à prévenir ce phénomène et à réagir rapidement quand il se produit.

Centre d’actualités de l’ONU : Est-ce surtout un problème dans les opérations de maintien de la paix ?

Mme Lute : Non, c’est un problème partout où il y a des femmes, des enfants et des personnes vulnérables. C’est particulièrement scandaleux quand des Casques bleus sont accusés de tels actes, parce qu’ils ont été envoyés pour protéger les personnes vulnérables, mais ce n’est pas un problème qui concerne uniquement les opérations de maintien de la paix. C’est vrai que c’est d’autant plus choquant quand ces actes sont commis par des Casques bleus, parce que il y a cette confiance dans Casques bleus, l’ONU, les agents de développement et les travailleurs humanitaires, qui sont présent à la base pour protéger ces populations.

Centre d’actualités de l’ONU : Quels torts pensez-vous que ces accusations ont causé à l’ONU ?

Mme Lute : Je pense que chaque fois que vous avez de graves allégations de mauvaises conduites généralisée, surtout de cette nature, il y a toujours des effets indésirables. Bien sûr, cela atteint la réputation de l’Organisation. Cela a aussi des conséquences opérationnelles, économiques et sociales. Mais, les pires effets sont bien sûr ressentis par les victimes, leurs familles et leurs communautés. On ne saurait surestimer les effets néfastes de ce type d’allégations graves.

Centre d’actualités de l’ONU : Pensez-vous que l’ONU, par le passé, n’a pas fait assez pour faire face à ce problème ?

Mme Lute : C’est une question que les gens me posent souvent, et souvent ils me posent cette question par rapport à d’autres organisations ou entités. Or, le fait est que l’ONU a reconnu qu’il avait un problème et a pris les mesures qui s’imposaient. Quand j’ai commencé à travailler pour l’ONU, il y a plus de 10 ans, c’est un problème auquel j’ai été confrontée, car j’ai dû donner suite avec mes collègues à des allégations concernant des actes commis à l’époque sur le terrain.

Mais je dirais – et je le dis en toute bonne foi – que l’ONU et son Secrétaire général se distinguent par leurs efforts déployés afin d’identifier ce fléau, de le nommer et d’exhorter l’organisation à en faire davantage. Nous pouvons et devons toujours en faire plus, car ces incidents continuent de se produire, et chaque fois qu’ils se produisent, ils sont inacceptables. Et nous devons faire plus pour renforcer les aspects liés à la prévention, ainsi qu’à la réponse immédiate.

Centre d’actualités de l’ONU : Comment pensez-vous la prévention ?

Mme Lute : Tout d’abord, nous voulons être une organisation exemplaire et qui fixe des normes. Il faut que nous soyons très clairs. Quelles sont ces normes ? Quelles sont les normes de comportement qui sont attendues de tous ceux qui servent sous le drapeau de l’ONU, en tant qu’employé, soldat, policier ou contractuel ? Quelles sont les normes qui sont attendues ? Certainement pas des abus sexuels, des maltraitances envers les enfants, des populations vulnérables ou des femmes. Nous avons besoin de faire entendre cela très clairement. Et nous devons faire en sorte que les conséquences de telles accusations, si elles sont avérées, soit également très claires.

Pour renforcer la prévention, il faut d’abord établir très clairement les normes. Vous avez besoin d’une formation efficace et continue, sans ambiguïté ; et il faut identifier des pratiques de meilleure qualité. Par exemple, devrions-nous déployer des commandants sans expérience préalable dans des opérations de maintien de la paix ? Probablement pas. Devraient-ils identifier des philosophies, des approches concernant l’exploitation et les abus sexuels, et des programmes de formation clairs qu’ils mettront ensuite en uvre au cours de leur déploiement ? Ça c’est une meilleure pratique, que, par ailleurs, le Malawi a adopté, et nous pensons que c’est excellent.

Il existe d’autres politiques et procédures que nous pouvons mettre en uvre. Par exemple, certaines unités ne permettent pas que leurs contingents voyagent habillés en civil durant leur temps libre ou acceptent de faire des visites groupées d’endroits en contact avec la population locale. Donc, il y a un certain nombre de choses dont nous savons qu’elles peuvent améliorer les pratiques actuelles, mais il faut commencer par les échelons supérieurs de l’Organisation. Non seulement par le Secrétaire général, mais aussi par le leadership de la mission.

Centre d’actualités de l’ONU : Ces meilleures pratiques font-elles une différence ?

Mme Lute : Absolument, elles font une différence, à condition que les unités les observent. Nous avons de nombreuses unités qui n’ont pas d’incidents d’exploitation et d’abus sexuels, et c’est parce que les normes ont été établies clairement.

Centre d’actualités de l’ONU : Est-il possible de venir entièrement à bout des abus sexuels dans le système onusien ?

Mme Lute : Je pense que c’est possible. Les gens risquent de dire : « C’est impossible parce que vous aurez toujours des gens qui enfreignent les règles […] Qu’est-ce que l’exploitation ? Est-ce que le sexe transactionnel est vraiment un abus ? ». Je veux dire clairement que le sexe transactionnel est interdit par les règles de l’ONU. Il peut potentiellement dégénérer en abus sexuels. Quoi qu’il en soit, les rapports sexuels avec des mineurs sont un abus par définition.

Peut-on parvenir les à éliminer entièrement les abus sexuels ? En tout cas, cela doit être notre objectif. Nous ne pouvons pas dire : « Non, nous devons arriver à 70% ou nous devons arriver à 90% ». Ce n’est pas notre objectif. Notre objectif est d’arriver à

Centre d’actualités de l’ONU : Quel est l’importance de votre rôle en tant que Coordonnatrice spéciale ?

Mme Lute : L’importance est dans la reconnaissance du fait que notre système ne peut pas se coordonner tout seul sur cette question. Nous sommes une organisation très vaste et complexe, avec des dizaines de milliers de personnes qui travaillent tous les jours sur le terrain. Donc, il est dans notre intérêt de parvenir à une meilleure coordination de nos efforts et à une reconnaissance sans ambiguïté que nous avons certains problèmes à régler. Nous ne disposons pas d’une approche commune pour partager les informations ; nous devons corriger cela. Nous ne disposons pas d’une approche commune pour apporter de l’aide aux victimes ; nous devons aussi corriger cela. Nous ne pouvons pas accomplir de grands progrès si nous n’identifions pas les meilleures pratiques sur l’ensemble du système onusien. Voilà pourquoi ce bureau a été créé.

Centre d’actualités de l’ONU : Que cela vous fait-il d’être à l’avant-garde de cette question à l’ONU ? Vous semblez très passionné…

Mme Lute : Je pense que tous ceux qui ont des enfants, tous ceux qui ont parlé à des victimes, tous ceux qui ont eux-mêmes été victimes d’avances indésirables, se sente concernés par cette question. C’est un vrai problème à l’échelle mondiale. Il n’y a pas une famille, une église, une école, un bureau ou une activité qui ne soit pas menacée par ce danger. Nous devons nous réveiller et dire: « On ne va pas tolérer cela. Non. On va faire tous ce que l’on peut pour empêcher que quelque chose comme cela se produise ». Nous tous, en tant qu’individus, en tant que fonctionnaires internationaux engagés à défendre les valeurs et les idéaux des Nations Unies, comment pouvons-nous dire que ce n’est pas notre responsabilité ? Comment peut-on dire : « Désolé, c’étaient des forces non-onusiennes, donc il n’y a rien que nous puissions faire pour vous aider ». Nous avons toujours besoin de garder nos lumières des droits humains allumées, nos oreilles toujours ouvertes, et nos mains toujours disposées à venir en aide. Nous devons tous faire ce que nous pouvons.

Centre d’actualités de l’ONU : Sur la question du maintien de la paix, pourquoi est-il si difficile de traduire les auteurs de ces actes en justice ?

Mme Lute : Cette question a été soulevée, plusieurs fois, y compris par les États Membres, en particulier […] lorsque des accusations graves d’inconduite sont soulevées. DPKO [le Département des opérations de maintien de la paix] et DFS [le Département de l’appui aux missions] ont réalisé un suivi à plusieurs reprises avec les États membres sur la façon de régler les cas qui ont été portés à leur connaissance. Mais très souvent la justice dans une société, la procédure normale, donne droit à ceux qui sont accusés. Ces processus peuvent prendre très longtemps. Mais en attendant, nous ne devons pas prendre si longtemps pour obtenir une aide d’urgence aux victimes, leur offrir des conseils psychosociaux, ainsi que l’aide et l’assistance dont elles ont besoin.

Mais nous avons vu que la procédure judiciaire peut aller plus vite grâce à un certain nombre de changements et de collaborations entre les États membres et le département des opérations de maintien de la paix, comme le fait d’avoir des enquêtes plus rapides. Le Secrétaire général a appelé à une réduction du temps d’enquête de 180 jours à 90 jours […] et à mener des enquêtes judiciaires impartiales, compétentes et avec des résultats clairs, afin de mieux comprendre ce qui est arrivé et que justice soit rendue aux victimes

Centre d’actualités de l’ONU : Il y a eu beaucoup d’allégations et beaucoup d’enquêtes au cours de l’année dernière. Est-ce que les personnes accusées ont été traduites en justice ?

Mme Lute : Dans un certain nombre de cas, oui. L’Égypte, par exemple, a immédiatement traduit en justice un procès d’un accusé. L’Afrique du Sud, la Tanzanie, la RDC [République démocratique du Congo] en ont fait de même. Donc, nous commençons à observer ce genre de responsabilité parce que les États membres, face à ces accusations, ont compris que les gens veulent vraiment savoir ce qui est arrivé et souhaitent que justice soit faite. Nous commençons à voir de plus en plus de mesures fermes à cet égard.

Centre d’actualités de l’ONU : Il semblerait que certains pays contributeurs de troupes en font assez, alors que d’autres n’en font pas suffisamment ?

Mme Lute : Eh bien, il ne peut y avoir aucun pays contributeur de troupes qui ne comprenne pas la priorité de cette question pour nous, au maintien de la paix, et pour l’ONU en général. Nous avons parlé à tous les États membres, de nombreuses fois, lors de différents rassemblements, que ce soit à l’Assemblée générale, dans les commissions spécialisées ou les comités dédiés au maintien de la paix […]. Personne ne peut prétendre qu’il ne sait pas ce qui est nécessaire. Au fur et à mesure que des allégations graves se produisent, les enquêtes sont menées rapidement. Et donc je pense que nous avons vu un changement d’attitude et un changement dans les efforts déployés.

Centre d’actualités de l’ONU : Est-ce que l’ONU compte refuser les troupes d’un pays particulier si celles-ci ne répondent pas aux normes élevées que l’on attend d’elles?

Mme Lute : Ce sont là des positions que nous avons prises il y a plus de 12 ans. Si les États membres ne sont pas prêts à respecter les normes de l’ONU, nous sommes prêts à nous dispenser de leurs services. Ce sont des décisions qui dépendent de la direction du maintien de la paix. Mes responsabilités relèvent de la coordination de la réponse du système pour renforcer les activités de prévention et renforcer notre réponse lorsque des allégations sont faites.

Centre d’actualités de l’ONU : Avoir davantage de femmes Casque bleu, cela aurait-il aidé ?

Mme Lute : De nombreuses personnes l’estiment et pensent que cela crée un environnement plus réaliste, où les gens se retrouvent au quotidien entouré d’homme, de femmes et d’autres. Nous vivons dans des sociétés dynamiques et hétérogènes où l’on exige de plus en plus que soit respecté le genre. Non seulement de la part des femmes, mais aussi des hommes, des dirigeants hommes et de tous ceux qui se trouvent dans une situation d’influence. Nous avons fait des avancées remarquables en termes de respect essentiel pour la vie et la dignité humaine, mais de toute évidence, il reste encore beaucoup à faire car ce problème persiste. an du Sud, en juillet 2007. Photo : ONU / Tim McKulka

Centre d’actualités de l’ONU : Est-ce que l’ONU agit suffisamment pour aider les victimes?

Mme Lute : Ce que nous savons sur la plupart de ces cas est que chaque cas pris séparément est horrible et, pour être franche, marque une personne à vie. D’une manière générale, l’impact se fait souvent ressentir jusqu’aux familles et aux sociétés. Nous devons tout d’abord redoubler d’efforts pour leur fournir l’aide immédiate dont elles ont besoins lorsqu’elles se manifestent : des soins médicaux, un appui psycho-social, et les protéger contre les risques supplémentaires si elles décident de porter plainte. Nous avons constaté que dans la plupart des cas, les victimes veulent simplement mettre un terme à tout ça. Elles veulent tourner le dos à cet incident et le faire aussi rapidement que possible. Nous devons leur donner l’assistance nécessaire pour leur permettre de guérir et les aider à rebâtir leur vie. Mais de nombreuses victimes souhaitent aussi que justice soit faite.

Donc outre l’assistance et la protection, elles veulent obtenir justice, et nous devons jouer notre rôle en travaillant avec les États Membres et avec les autorités, lorsqu’il existe des autorités judiciaires légitimes, pour contribuer à ce que justice soit faite.

Centre d’actualités de l’ONU : Avez-vous rencontré des victimes?

Mme Lute : Oui, et c’est une expérience bouleversante : s’asseoir et tenir la main d’une personne qui a été violée de la manière la plus intime qui soit. On peine même à s’imaginer certains de ces actes, mais elles peuvent les décrire jusqu’au moindre détail, donc on n’a même plus à l’imaginer, on le vit. Mais en se les remémorant, elles deviennent à nouveau victime. Donc nous devons créer un système qui minimise, d’une certaine manière, ce traumatisme qu’elles ont vécu. Non pas en cherchant à minimiser ces actes, mais en s’abstenant de chercher à faire la lumière sur les faits en employant n’importe quel moyen. Il ne faut pas les rendre à nouveaux victimes en les soumettant à des entretiens à répétition ou à une multitude de comparution devant les autorités ; en les obligeant à raconter leur histoire encore et encore. Elles n’ont pas voulu en faire l’expérience la première fois. Nous devons limiter le nombre de fois où elles devront revivre cette expérience, tout en leur fournissant aide, protection et justice.