Expert indépendant du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Haïti

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3 mar 2015

Expert indépendant du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Haïti

Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH

 

Conférence de presse de fin de mission

Mr. Gustavo Gallón
 
Expert indépendant du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies
sur la situation des droits de l’homme en Haïti

Port-au-Prince, 3 mars 2015

Messieurs et Mesdames :

C’est ma troisième visite au pays en tant qu’Expert indépendant sur la situation des droits de l’homme en Haïti nommé par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Je suis venu pour la première fois en septembre 2013 et j’ai présenté mon premier rapport au Conseil des droits de l’homme il y a un an, au mois de mars 2014. Je suis revenu une deuxième fois en juillet 2014, et je vais présenter mon deuxième rapport au Conseil à Genève dans trois semaines, le 24 mars. Permettez-moi de rappeler que je ne suis pas fonctionnaire des Nations unies, mais un avocat colombien, professeur universitaire, défenseur des droits de l’homme, à qui le principal organe des droits de l’homme de l’ONU a confié cette tâche, avec le consentement du gouvernement haïtien, d’où ma condition d’expert indépendant.

Je tiens à remercier les autorités Haïtiennes pour m’avoir accueilli pendant cette visite, particulièrement le Ministre de la justice, le Ministre des haïtiens vivant à l’étranger et le Ministre délégué pour les questions électorales avec qui j’ai pu discuter différents aspects de la situation que traverse Haïti en ce moment. Je tiens aussi à remercier les représentants du Sénat et ceux du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, les membres du Conseil électoral provisoire, les membres de la Commission présidentielle de la réforme de la justice ainsi que la Protectrice de l’Office de Protection du Citoyen. Je remercie également mes interlocuteurs lors des rencontres maintenues avec des représentants de partis politiques, journalistes, et membres de plusieurs organisations non gouvernementales de droits humains. Grâce à l’Organisation d’États Américains, j’ai pu rencontrer aussi le corps diplomatique et je remercie les ambassadeurs et diplomates de plusieurs pays avec qui j’ai pu échanger des informations. L’appui de MINUSTAH a été décisif pour cette mission, et je remercie la Représentante Spéciale du Secrétaire Générale, ainsi que toutes les Sections de la mission, et en particulier la Section des droits de l’homme, sans qui mes visites ne seraient pas possibles.
 
Dès mon premier rapport, j’ai invité les autorités nationales et la coopération internationale à concentrer leur attention sur cinq domaines qui devraient être priorisés pour prendre des mesures urgentes sur des situations remarquablement graves en matière des droits humains : l’analphabétisme, la détention préventive prolongée, l’absence d’élections, la réparation des violations des droits humains du passé, et les conditions de vie des déplacés internes qui demeurent dans des camps suite au séisme et aux cyclones. C’est évident qu’il faut des mesures urgentes visant à corriger, dans un délai raisonnablement court, ces situations qui trainent depuis de nombreuses années dans la vie quotidienne en Haïti, mais qui néanmoins doivent être éradiqués avec détermination car elles constituent un degré extrême et inacceptable de violations des droits humains. De surcroit, elles jouent, de façon structurelle, un rôle négatif pour la jouissance d’autres droits humains de la population haïtienne dans son ensemble, rôle qui doit être désactivé une fois pour toutes. Je me suis référé plus en détail à ces cinq aspects dans la conférence de presse de juillet 2014. Cette fois-ci ma visite s’est concentrée sur l’une de ces cinq situations, l’absence d’élections, et ceci étant donné l’impact notoire que cette absence a produite sur l’État de droit et sur le fonctionnement des institutions.

 

Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH

 

Lors de ma visite en juillet 2014, j’avais attiré l’attention sur l’incertitude concernant les règles électorales et j’avais invité les autorités à donner une solution urgente à ce problème qui affecte le cœur de la vie institutionnelle en Haïti. Le Gouvernement avait fixé la date du 26 octobre 2014 pour le premier tour et du 28 décembre pour le deuxième tour des élections parlementaires et locales. Certains événements contribuaient cependant à amener à se demander si les élections pourraient véritablement avoir lieu dans ces dates, tels que l’approbation de la loi électorale par le Parlement avant la fin des sessions ordinaires de la législature le deuxième lundi de septembre, l’intégration du Conseil Électoral Provisoire, qui était contestée par six partis d’opposition, ou la préparation logistique des élections pour laquelle il était nécessaire de compter sur un délai de 120 jours, parmi d’autres aspects. Il s’avérait donc nécessaire de trouver un accord de base sur les règles du jeu électoral entre les forces politiques en concurrence, étant donnée l’importance du droit à élire et à être élu, aussi bien que la sensibilité de ce sujet en Haïti, et son incidence sur le fonctionnement de l’ensemble de l’appareil étatique et de la démocratie dans le pays.

L’acceptation que le Président de la République a annoncée le 12 décembre de l’intégralité des recommandations formulées par une commission nommée par lui-même dans le but de chercher des solutions à ce problème a été reçue comme un élément très positif. La méthodologie proposée par la commission pour mettre en œuvre ces recommandations supposait la nécessité de trouver un consensus entre l’Exécutif et les forces politiques pour la formation d’un nouveau Gouvernement. Cette méthodologie n’ayant pas été suivie, on est arrivés à l’expiration de la période du Parlement le 12 janvier sans que le nouveau Gouvernement ait pu être ratifié. La loi électorale n’a pas été adoptée non plus avant que le Sénat voie diminuer ses membres de deux tiers à la même date. A l’heure actuelle, l’exécutif et le nouveau Conseil électoral provisoire cherchent une concertation avec les partis politiques autour d’un calendrier électoral après avoir adopté hier la régulation électorale par décret. Le but est d’avoir avant le 7 février 2016, jour d’initiation d’une nouvelle période présidentielle selon la Constitution, les élections du Président de la République, des membres de la Chambre des députés et des deux tiers du Sénat, ainsi que des autorités départementales et municipales. C’est un défi considérable mais il n’y a pas d’autre choix que de réussir car c’est l’État de droit démocratique qui est en jeu, et par conséquent la garantie du respect des droits humains aussi.

 

Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH

 

D’autant plus que les tensions sociales se multiplient à l’aube de cette année 2015. Les manifestations dans la rue se multiplient, stimulées par le mécontentement au sujet des élections mais aggravées aussi par le maintien du prix du pétrole malgré sa chute au niveau international, et ses effets sur le pouvoir d’achat de la population. Comme Expert indépendant j’ai reçu des plaintes d’arrestations arbitraires de manifestants, parfois des mineurs, que la courte durée d’une visite au pays ne permet pas de vérifier. Ces manifestations sont des symptômes d’un malaise social auquel il faut faire face. De même, on ne devrait pas négliger une augmentation des meurtres à Cité Soleil au mois de février, ni les rumeurs de circulation d’armes longues dans ce quartier. Cité Soleil est un quartier populaire très peuplé, abritant plus de 500.000 personnes, dont 200.000 votants, où une quantité infime de ses habitants appartiendrait à des gangs ou bandes armées, qui peuvent malheureusement être fonctionnels à des forces politiques en concurrence.

 

Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH

 

Outre l’absence des élections, le premier des aspects pour lesquels j’ai invité à prendre des mesures d’urgence dans mon rapport est celui de l’analphabétisme, qu’il faut éradiquer dans un délai raisonnablement court. Les autorités mènent actuellement une campagne très importante visant à alphabétiser 450.000 personnes dans une période de deux ans. Alphabétiser toute la population illettrée, qui touche trois millions et demie de personnes, selon les estimations gouvernementales, ou même plus selon l’Unicef, implique une augmentation significative des ressources humaines et économiques consacrées à ce but, de façon à assurer une réduction drastique du temps nécessaire pour combler cette sérieuse carence. Sans analphabétisme, on serait mieux placés pour assurer le droit à l’éducation de qualité pour toutes les personnes, sans exception, ce qui permettrait d’avancer dans l’accès à d’autres droits sociaux, économiques et culturels, dont la réalisation est très précaire dans le pays, étant donné le niveau aigu d’inégalité sociale qui caractérise la société haïtienne.

 

Photo : Victoria Hazou - UN/MINUSTAH Photo : Victoria Hazou - UN/MINUSTAH

 

Un autre aspect qui mérite des mesures d’urgence, c’est l’abolition de la pratique de la détention préventive prolongée. Environ 80% des prisonniers en Haïti sont privés de liberté pendant des années sans avoir été entendus par un juge. Le nouveau Ministre de la Justice est conscient du problème et a partagé avec moi, l’Expert indépendant, des initiatives importantes qu’il prétend mettre en œuvre à ce sujet, parmi lesquelles le traitement, avec l’appui de cinq bureaux d’assistance légal, de 450 dossiers d’assises criminelles sans assistance du jury à Port au Prince. Il envisage aussi la création d’un groupe de travail (« task force ») pour identifier, dans des cas correctionnels, des personnes incarcérées qui, si elles avaient été jugées et condamnées, auraient déjà fini de purger leurs peines. De surcroit, le Ministère est en train de considérer d’autres éléments pour une résolution durable du problème de la détention préventive prolongée, comme des programmes de formation pour les juges, l’obligation de rendre des comptes, le renforcement de capacité institutionnelle et de l’inspection judiciaire. Espérons que ces mesures soient prises aussitôt que possible, et qu’elles permettront de libérer la plupart des 8 mille prisonniers en détention préventive, parmi les 10 mille et demi de personnes qui passent leurs jours dans les prisons haïtiennes. Ces prisons ont une capacité d’accueil pour seulement 4 mille détenus, et sont donc surpeuplées à l’extrême et n’offrent pas de conditions d’existence digne.

Pendant cette visite je me suis rendu à la Prison des femmes à Pétion-Ville, un endroit construit pour environ cent personnes, où j’ai trouvé 324 détenues, dont seulement 35 condamnées, en situation de surpopulation extrême. Il y avait des personnes en détention préventive pour 8 ans, même 10 ans. Une femme âgée de 86 ans est dans cette prison depuis six ans sans avoir vu le juge qui doit statuer sur son cas. Toutes les cellules sont infestées de punaises qui attaquent les corps des détenues jour et nuit. Les services hygiéniques ne méritent pas ce nom. J’ai visité aussi le Centre de rééducation des mineurs en conflit avec la loi (CERMICOL) à Port au Prince. C’est un bâtiment qui a été construit pour accueillir 70 personnes au maximum et abrite plus du double : 156 mineurs, dont seulement 10 condamnés. Le surpeuplement devient encore plus grave si l’on tient compte que l’une des six cellules existantes n’est pas habitée depuis novembre 2014 car elle a subi un incendie et n’a pas encore été réparée. Cette réparation ne devrait pas être difficile à réaliser avec la participation des détenus, le cas échéant, pour peindre les murs. Deux des enfants que j’y ai vus sont entrés dans ce centre de réclusion à l’âge de 12 ans, ce qui est contraire à la loi haïtienne. Les conditions de surpeuplement de CERMICOL, et encore plus de la Prison des femmes, ainsi que de la plupart des centres de détention dans le pays, sont sans aucun doute inhumaines et dégradantes, outre injustes à l’égard de l’énorme majorité des personnes qui sont privées de liberté de façon prolongée à titre de détention préventive dans ces lieux d’enfermement.

 

Photo : Victoria Hazou - UN/MINUSTAH Photo : Victoria Hazou - UN/MINUSTAH

 

Un quatrième aspect crucial est celui de l’impunité, qui n’est que trop répandue en Haïti par rapport à tous les crimes. Cette impunité est encore plus accentuée en ce qui concerne les graves violations des droits humains du passé, pour lesquelles il faut prendre des mesures urgentes afin de rendre réelles les droits à la vérité, à la justice et à la réparation pour les nombreuses victimes. Dans ce domaine c’est très important d’assurer le déroulement du procès en cours concernant les plaintes portées par des victimes de violations de droits de l’homme perpétrées sous le régime de l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier. Après son décès l’an dernier, ce procès doit continuer contre d’autres responsables au sein de la dictature et pour cela il est nécessaire d’offrir au juge d’instruction des garanties d’indépendance, des mesures de sécurité renforcées et des ressources supplémentaires (humaines, matérielles, financières) pour mener à bien ce dossier emblématique. De part sa nature et son ampleur, l’affaire Duvalier doit combler toute l’attention du juge instructeur. Le juge devrait disposer d’une équipe d’enquête et d’un greffier, et devrait être déchargé des autres dossiers pour pouvoir se consacrer à l’affaire Duvalier.

De manière plus générale, pour les victimes des violations graves commises dans le passé sous le régime des Duvalier (père et fils) et des militaires, ainsi que lors d’actes de violence perpétrés par des groupes partisans ou opposants au Président Aristide, je réitère la recommandation de créer une commission nationale de réparation. Cette recommandation s’inspire d’une idée similaire proposée en 1995 par la Commission nationale de vérité et de justice pour les victimes du coup d’État de 1991. Outre les mesures de réparation physique et les déclarations judiciaires de responsabilité, cette commission pourrait, à moyen et à long terme, contribuer à la définition d’activités pédagogiques visant à rétablir le droit à la mémoire, qui devrait se traduire par une amélioration substantielle de la situation des droits humains dans le pays.

 

Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAH

Le cinquième aspect pour lequel il faudrait adopter des mesures d’urgence est le déplacement forcé à cause de catastrophes naturelles. Il y a encore environ 80.000 personnes dans les camps de déplacés pour lesquelles il faut maintenir et même accroître l’intensité des activités visant à trouver, aussitôt que possible, un logement digne.

 

Voilà donc ces cinq aspects pour lesquels je réitère mon invitation aux autorités Haïtiennes, ainsi qu’à la communauté internationale, pour prendre en considération l’adoption des mesures urgentes. Permettez-moi de rappeler que ces mesures sont nécessaires pour trois raisons. Tout d’abord, pour mettre fin à de graves violations qui sinon continueront à être commises à chaque instant contre des milliers de personnes. Ensuite, pour transmettre à la population haïtienne et à la communauté internationale une volonté d’engagement pour le redressement de la situation des droits humains. Enfin, pour paver la voie sur laquelle devront être menées à terme les autres recommandations en matière de droits humains formulées pendant les trois dernières décennies. Comme Expert indépendant je suis prêt à y apporter mon concours.

Pour aller dans cette direction, le Gouvernement avait créé depuis 2012 un bureau chargé des droits humains, sous la modalité d’un Ministère délégué à la Primature. Ce bureau a disparu avec le changement de Gouvernement au mois de décembre. Sous la direction de la Ministre déléguée un Comité interministériel des droits de la personne avait été créé et avait commencé à préparer un Plan d’action pour la promotion et protection des droits humains en Haïti. La préparation de ce Plan constitue une opportunité inouïe pour y incorporer les mesures d’urgence recommandées sur les cinq aspects que je viens de rappeler. Mais ceci nécessite le maintien d’un bureau chargé des droits de l’homme à l’intérieur du Gouvernement, que ce soit à la Primature, comme avant, ou dans un autre ministère avec l’autorité suffisante pour assurer la coordination des agences gouvernementales dans ce domaine et faciliter l’adoption d’une politique des droits humains qui soit transversale à l’Exécutif et, par ce biais, à l’ensemble de l’État et de la société.

Lors de cette visite que je conclu aujourd’hui j’ai témoigné des actes de discrimination contre des personnes d’origine haïtienne en République Dominicaine. Je tiens à exprimer ma solidarité au peuple haïtien à ce propos et je réitère l’invitation aux autorités haïtiennes à trouver un accord avec celles de République Dominicaine pour assurer le respect des droits de la population d’origine haïtienne ainsi que surmonter la discrimination et l’apatridie auxquelles elle est exposée.

Merci beaucoup.