Haïti : Des juges planchent sur le traitement des cas de viol

17 juin 2014

Haïti : Des juges planchent sur le traitement des cas de viol

Le troisième colloque des magistrats haïtiens, baptisés « dialogue entre Juges », s’est tenu du 11 au 13 juin à l’Ecole de la magistrature (EMA), sous le thème : « Le traitement des plaintes de viol dans la chaîne pénale en Haïti ». Les 44 magistrats conviés dont 12 femmes ont identifié plusieurs obstacles qui empêchent l’examen des plaintes déposées par des victimes d’actes de violence sexistes, en particulier le viol.
Le dialogue entre juges a identifié à l’issue des travaux en groupe, 34 obstacles qui bloquent le traitement des plaintes par les différentes instances. Le dépôt tardif de la plainte est la difficulté la plus fréquente, selon le constat des juges.
« Le problème que je rencontre le plus souvent dans le traitement des plaintes de viol, c’est le retard que prend la victime pour déposer sa plainte », explique Sagine Beauzile, juge de paix aux Cayes.  Si la plainte est déposée dans les 24 heures (considéré comme le délai de flagrance selon la jurisprudence), la police peut procéder à une arrestation sans mandat. Si la plainte est déposée après ce délai, le juge d’instruction devra décerner un mandat.

De 10 ans de prison à la perpétuité….
Les magistrats relèvent aussi que les plaintes ne fournissent pas l’acte d’état civil de la victime. Or, sans acte d’état civil, le juge ne pourra s’assurer de l’âge de celle-ci et adapter la peine. « Selon le Code pénal haïtien, le viol ou l’agression sexuelle commis sur un mineur de moins de 15 ans accomplis est punis de 15 ans de prison ferme, en comparaison de 10 ans de prison pour viol sur une personne de plus de 15 ans », indique Benadieu Augustin, officier national de la section des Droits de l’Homme de la MINUSTAH.  «  Et si le viol est commis par une personne ayant autorité sur la victime, la peine prévue par le Code pénal est les travaux forcé à perpétuité, ce qui équivaut à la prison à vie », précise-t-il.
D’autres difficultés s’ajoutent et concernent l’absence de témoins, ou la demande injustifiée d’un certificat médical pour recevoir une plainte, alors que le certificat médical n’est pas une exigence prévue par le code d’instruction criminelle pour la poursuite d’une affaire de viol. Les certificats médicaux peuvent être utiles pour préparer un dossier solide, illustrant les abus et les blessures subies par les victimes de viol, mais son établissement ne devrait pas être considéré comme un prérequis pour poursuivre les affaires de viol.
Lors des échanges certains juges ont indiqué interpréter l’appui apporté aux victimes par les associations des droits des femmes comme une pression qui va à l’encontre de leur indépendance.
L’absence de la police et de la justice dans certaines zones du pays sont autant d’obstacles additionnels au traitement de la plainte.
A ces multiples problèmes, le dialogue entre juges a recommandé en premier lieu la sensibilisation pour faire connaitre les procédures. « Au manque d’information et de formation, nous recommandons l’organisation d’une campagne de sensibilisation à l’intention de la population », souligne André Jean-Julien, doyen des juges au Tribunal de première Instance d’Anse-à-veau. 
Le colloque a aussi recommandé que les victimes bénéficient d’une assistance légale, médicale et psychologique.

Auprès de qui déposer plainte ?
Les victimes peuvent déposer plaintes auprès des commissariats, des juges de paix ou encore des parquets. Selon un rapport de la section des droits de l’Homme de la MINUSTAH, publié en aout 2013 et présenté aux juges, 81 % des plaintes pour viol déposées par les victimes le sont dans les commissariats.  Parmi les plaintes qui ont été traitées, la moitié est transmise aux juges de paix. Ce qui semble constituer un obstacle supplémentaire au traitement des plaintes, les juges de paix n’ayant pas compétence pour statuer sur des cas de viol, et étant obligés eux-mêmes de les transmettre au parquet.

Selon Anne Fuller, la Chef par Intérim de la section des Droits de l’Homme de la MINUSTAH, « il est important que les juges de paix transmettent systématiquement les cas de viol au parquet après clôture de l’enquête préliminaire, y compris en l’absence d’un certificat médical, et y compris en cas d’arrangement à l’amiable par les parties. Car, même en cas de désistement de la victime, les juges doivent poursuivre les accusés, car ils jugent d’un crime et en matière pénale la justice doit faire son travail ».
Une étude de la section des Droits de l’homme/Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme de la MINUSTAH, présentée aux juges au début du dialogue, révèle que « seuls 47% des plaintes pour viol reçues sont traités par les commissariats (…) ». Les tribunaux de première instance et les cabinets d’instructions ne traitent respectivement que 34% et 10% des plaintes qu’ils reçoivent.
Ces données collectées  entre janvier et mars 2013 dans sept départements d’Haïti ne sont que la face visible de l’iceberg. Et Carl Alexandre d’ajouter : « Lorsque des données sont disponibles au niveau de l’État, des ONG ou des Nations Unies, elles ne reflètent habituellement la situation que pour une partie de la population ou une zone cible, sans fournir une analyse complète ».
Du point de vue des textes de loi, il est recommandé l’harmonisation et la révision du décret sur les agressions sexuelles du 06 juillet 2005.
« Le dialogue nous a permis de mieux comprendre le décret du 06 juillet 2005 qui fait du viol un crime ainsi que les peines encourues prévues par les articles 278 et suivant du Code Pénal», déclare à la fin de la rencontre Pierre Louis Bernard, juge de paix à Croix-de-Bouquet. « Dorénavant, j’aurai une nouvelle approche lorsqu’une victime de viol viendra par devant moi. Je saurai comment l’encadrer en vue de transmettre son dossier au Parquet ».

La face visible de l’iceberg
Le choix porté sur le traitement des plaintes pour viol traduit la situation préoccupante du viol, qualifié de « problème crucial qui ronge notre société » par le ministre haïtien de la Justice et de la sécurité publique, Jean Renel Sanon à l’ouverture du dialogue.
Face à cette situation, la MINUSTAH par la voix du Représentant spécial adjoint du Secrétaire général des Nations Unies en Haïti, Carl Alexandre, soutient lors de ses propos d’ouverture du dialogue que « (…) au-delà de l’injustice qui est faite aux victimes, l’impunité [dont jouissent les auteurs de viols] a pour double conséquence d’encourager de nouveaux sévices et de transmettre le message selon lequel une telle violence serait normale ou acceptable ».

Au-delà des obstacles dans le traitement des plaintes, qui en font un parcours « pénible, long et décourageant pour les victimes», reste également à définir précisément le viol, ce qui pourrait être l’objet d’une proposition de loi.
Les prochains dialogues verront probablement la participation d’autres acteurs de la justice, notamment les avocats et les greffiers, comme l’a suggéré le directeur général du ministère de la Justice et de la Sécurité publique.
Quant au thème du dialogue 2015, il est déjà connu. Il portera sur l’«accès à une justice de qualité ».
Antoine Adoum Goulgué - UN/MINUSTAH