Détention préventive prolongée : Une plaie qui gangrène l’appareil judiciaire haïtien

27 oct 2012

Détention préventive prolongée : Une plaie qui gangrène l’appareil judiciaire haïtien

En Haïti, la détention préventive prolongée constitue aujourd’hui l’un des principaux problèmes auxquels fait face l’appareil judiciaire, avec près de 80% de la population carcérale du pays en attente d’une décision judiciaire. Quelles sont les raisons et les conséquences de cette situation et quelles sont les solutions envisagées ? Reportage.


Détention préventive prolongée : Une plaie qui gangrène l’appareil judiciaire haïtien


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Photo : Victoria Hazou – UN/MINUSTAH

Mathieu, un jeune Haïtien de 30 ans, est incarcéré à la prison civile de Port-au-Prince depuis près d’un an, sans avoir été jugé. «Le 16 novembre 2011, la police m'a arrêté et placé en garde à vue pendant 9 jours », raconte-t-il. « Puis, j'ai été transféré dans cette prison et depuis lors j'y suis sans jamais avoir été jugé. Je ne vois pas pourquoi on me laisse comme ça sans jugement, alors que j’ai la charge de mes parents qui sont très âgés», explique-t-il.

Sur les 8.572 personnes actuellement emprisonnées en Haïti, 6.170 sont en détention préventive. A Port-au-Prince, où se trouve plus de 40% de la population carcérale d’Haïti, le taux de détentions préventives est encore plus élevé, à 90,48%.

Dans la prison civile de la capitale, les présumés innocents et les condamnés se côtoient dans un espace de 0.6 m2 par détenu alors que les normes internationales prévoient 4.5 m2 par détenu. Selon l’Office de Protection du Citoyen (OPC), ils seraient aujourd’hui 3.557 détenus pour 1.000 places.
« C’est non seulement la punition la plus dure, mais elle est également injuste et inutile », souligne Florence Elie, Directrice de l’OPC, qui s’inquiète aussi de la souffrance « des familles laissées dehors».

Lucienne E, sexagénaire mère d’un détenu, affirme que cela fait sept mois que son fils C.A est incarcéré à la prison civile de Port-au-Prince, sans jugement. « Je dépense presque 10$ US par jour pour emmener à manger à mon fils, sans compter que j’ai aussi la garde de ses deux filles âgées de 5 et 7 ans », explique-t-elle.
Dans son rapport 2011, le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) estime que la détention préventive prolongée « engendre de nombreuses conséquences, comme la mendicité, la délinquance (en particulier la délinquance juvénile), la déscolarisation et la prostitution des adolescentes qui se voient obligées de se prostituer pour survivre ».
L’Inspecteur Principal Toto Venel, de la Direction de l’Administration Pénitentiaire (DAP) à la prison civile de Port-au-Prince, pointe aussi les risques accrus de rébellion des détenus dans ce contexte.

Des causes multiples
Théoriquement envisageable uniquement pour des cas exceptionnels, et considérée par les organisations de défense des droits de l’homme comme une atteinte à la liberté des individus, et à leur droit à un procès juste et équitable, la détention préventive prolongée a en Haïti des causes diverses, principalement liées aux dysfonctionnements de la justice.

Pour le Secrétaire Général de la Fédération des Barreaux d’Haïti, Maître Stanley Gaston, le problème trouve son origine dans l’absence d’une politique criminelle et d’action sociale, la démission des autorités, le manque de moyens matériels pour mener les enquêtes et rechercher les preuves, et le manque de collaboration entre la Police Nationale d’Haïti et la justice.

« La pratique actuelle d’incarcérer des personnes alors qu’il n’y a pas d’infraction augmente aussi sensiblement le nombre de détentions préventives », souligne-t-il, évoquant de nombreux cas d’arrestations abusives.

Haïti a pourtant ratifié depuis novembre 1990 le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques, qui dispose que « tout individu arrêté ou détenu du chef d’une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un Juge et devra être jugé dans un délai raisonnable ou libéré ».

Au niveau national, le système juridique haïtien prévoit d’ailleurs des périodes de détention préventive « raisonnables » dans la chaîne pénale. La police dispose à cet effet de 48 heures pour présenter un suspect à la justice. Une fois inculpé, le prévenu peut être gardé en détention préventive pour une durée maximale de quatre mois. Cependant, ces délais sont rarement respectés.

Solutions proposées
Véritable casse-tête pour les autorités judiciaires et politiques du pays, la détention préventive prolongée est aujourd’hui au cœur des préoccupations du Gouvernement haïtien et de ses partenaires, qui tentent de le résorber.

La MINUSTAH appuie notamment le Gouvernement haïtien dans la mise en place de Comités de suivi de la détention préventive à travers les 18 juridictions de première instance du pays et le renforcement des capacités des acteurs judiciaires à la gestion des dossiers et l’augmentation des audiences. Cette initiative est le résultat d’un travail conjoint de plaidoyer effectué par les Sections Justice, Corrections et Droits de l’Homme de la Mission.

« Nous travaillons également au niveau des prisons pour identifier les cas complexes, comme les détenus qui ont plusieurs identités, les évadés repris, les oubliés, etc.. », explique Frantz Gilot, Chargé des affaires judiciaires de la MINUSTAH.

L’OPC, en collaboration avec la MINUSTAH et d’autres organisations internationales, a en outre mis en place en septembre dernier un Comité de suivi chargé de se pencher spécifiquement sur la question des évadés repris.

Cette instance a pour objectif de rechercher les dossiers de ces derniers auprès du greffe du tribunal de première instance de Port-au-Prince et aux archives du parquet, et de les remettre dans le circuit pénal afin que les juges prennent les décisions qui s’imposent. Selon Frantz Gilot, plus de 680 dossiers ont été retrouvés et seront transmis aux juges pour une décision judiciaire ou politique.

Du côté du Gouvernement, le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique a mis en place en août dernier une table sectorielle Détention préventive et Prisons, en collaboration avec ses partenaires (OPC, DAP, Fédération des Barreaux d’Haïti, MINUSTAH, PNUD, UNICEF et USAID), avec pour objectif de faire des recommandations sur le sujet et d’améliorer les conditions de vie dans les prisons.

Selon le Coordonnateur de cette table sectorielle, Félix Jean Gilles, ces recommandations seront présentées sous forme de projets concrets, avec chronogramme, budget et indicateurs de résultats.

En outre, le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique mène des actions ponctuelles au niveau correctionnel afin que des substituts commissaires, des juges d’instruction et des juges de paix organisent des audiences correctionnelles pour les prisonniers qui sont en situation de détention préventive prolongée.

Selon la Coordonnatrice des Affaires Pénitentiaires à l’Inspection Judiciaire, Lucette Cadet Louissaint, à l’occasion de la Journée Mondiale des détenus qui sera célébrée le 28 octobre prochain, d’autres activités seront lancées pour accélérer les processus de décisions de l’institution judiciaire.

Rédaction : Tahirou Gouro Soumana
Edition : Mathias Gillmann