Léogane, du vert au gris

6 nov 2015

Léogane, du vert au gris

Photo : Jerome Pierre Richard- UN/MINUSTAH

« Mon cher, à Léogane si vous avez besoin de maisons, vous en trouverez, mais pour la canne à sucre n’en parlons pas », répond Fito, vendeur ambulant de canne à sucre, à un jeune acheteur.

Ce dernier avait remarqué que les tiges de canne allongées dans sa brouette de celui-là étaient « frêles ». S’arrêtant à l’ombre d’un chêne sur la nationale # 2, à l’entrée de la ville, ce détaillant debout entre les manches de sa brouette s’active à éplucher, à l’aide d’un tiers de ce qui lui reste de sa machette - aiguisage oblige - une canne choisie par son client.

D’un air triste et songeur, ce père de famille d’environ 50 ans évoque l’époque où, dans sa ville natale, les champs de canne et/ou d’autres denrées s’étalaient à perte de vue tout le long de cette vaste plaine, située à 35 minutes de route de Port-au-Prince en direction du Sud.

De nos jours, remarque-il, les choses ont bien changé. « Il n’y a pas longtemps je payais 250 gourdes ($5 américains) pour 12 paquets de canne à sucre [soit 16 à 18 tiges par paquet, Ndlr]. Aujourd’hui, cette même quantité coute 2500 gourdes, (environ $50 américains)», se désole-t-il.

Cette situation est, selon lui, la conséquence de l’émergence « sans aucun contrôle » de constructions qui alternent - quand elles ne se substituent pas- aux champs agricoles. En effet, la commune de Léogâne hébergeait, en 2012, quelque 190 682 âmes, (d’après l’Institut haïtien de statistiques et d’informatiques/IHSI). 

Photo : Jerome Pierre Richard- UN/MINUSTAH

L’urbanisation à tout prix

De petits sentiers entre les champs, les espaces cultivables sont au fur et à mesure séparés par des ruelles et des rues, facilitant ainsi, l’accès à tout type de véhicules. Aussi, c’est presqu’à chaque 50 mètres qu’une construction fractionne deux parcelles d’un même lopin.

Urbanisation oblige, la verdure des espaces cultivables se réduit chaque jour, substitués par le gris des bâtiments en béton. Et ce, « de manière anarchique », regrette Georges Valmé, chercheur et spécialiste des énergies renouvelables, originaire de Léogane.

Entre les besoins de nouvelles constructions pour certains, et la nécessité de survie pour d’autres, vraisemblablement, les propriétaires fonciers éprouvent des sentiments contradictoires. Découragés par la baisse de leur production, étroitement liée au manque de moyens financiers, de nombreuses parcelles sont vendues aux plus offrants.

« Les gens ont tout vendu, et je les comprends. N’ayant plus les moyens de pratiquer l’agriculture, quand ils trouvent quelqu’un qui leur offre un peu d’argent, ils n’ont pas le choix, ils liquident leurs terres », soutient M. Valmé. «Alors si quelqu’un sème et qu’il ne récolte pas, c’est la désolation», remarque Fito, estimant qu’il est aujourd’hui « stressant » de cultiver la terre.

Pour étayer ses dires, Fito a cité le cas d’un voisin qui a dépensé entre 10.000 à 15.000 gourdes ($200/300 US) pour préparer son jardin alors que les denrées ne sont même pas parvenues à maturité, notamment à cause d’une carence de pluie. En effet, les cultivateurs de Léogane, à l’instar de leurs confrères de la majorité des 140 communes d’Haïti, dépendent encore de la pluie pour faire fructifier leurs champs. Et, la pluie s’est faite plutôt rare ces trois dernières années.

Une situation qui est plutôt néfaste pour cette commune dont l’économie repose sur des ressources agricoles telles la canne à sucre, le manioc, les haricots, la banane et le maïs, sans oublier l'élevage d’animaux domestiques.  

Pire est la situation

A côté du fait que les paysans se trouvent dans l’obligation de morceler leurs terrains, l’intervention de nombreux spoliateurs a aussi contribué à la réduction des espaces cultivables dans cette région, principale victime du séisme du 12 janvier 2010. Le bilan établi par les autorités fait état d’environ 300.000 morts et des dégâts considérables avec l’effondrement de nombreux bâtiments tant publics que privés.

Selon Melour Civil, Président du « Mouvman Kiltivatè ak Distilatè Leyogann » (MKDL), Mouvement des cultivateurs et distillateurs de Léogane, une importante quantité des 70 carreaux de terre habituellement plantés en canne à sucre et affectés à l’Usine sucrière Jean Léopold Dominique de Darbonne (USJLDD) ont été spoliées.

Cette usine mise en place dans cette commune en 1981 avait encore en 2012 la capacité de broyer 60,000 tonnes métriques de canne à sucre, produire 36,360 sacs de sucre, 15,360 drums de sirop et 165,000 kW d’électricité, selon le site officiel du Ministère de l’Agriculture, des ressources naturelles et du développement rural, citant l’Agronome Lesly SAINT-PREUX , Coordonnateur de la commission de gestion de l’usine.

A cette période encore elle pouvait offrir quelque 1800 emplois directs, et environ 1500 personnes en bénéficiaient de manière indirecte, souligne le site. La commune, déplorait M. Civil, a perdu « les terres les plus productives » en termes de canne à sucre.

Car, ces zones plutôt « sèches donnaient de très bons rendements » en ce qui a trait à la production sucrière. Et, la production ne cesse de baisser.

En 2012, un rapport commandité par cette association faisait état de 65% de baisse, « aujourd’hui la situation est pire », commente-t-il, sur un ton angoissée. « L’année dernière l’Usine avait fonctionné pendant trois mois ; cette année, elle n’a marché qu’un mois. L’année prochaine, je me demande si elle va pouvoir ouvrir ses portes faute de cannes », note de son côté M. Valmé d’une voix tremblante à la limite de la colère.

« Ce genre de conjoncture ne nous rend pas service, nous autres les plus défavorisés. C’est nous qui payons plutôt chers les pots cassés », rechigne Fito. Pour de nombreux paysans comme lui, c’est tout simplement le chômage.

Car tous, ils travaillaient soit dans la production, la vente ou la transformation de la canne à sucre, tout en cultivant d’autres denrées pour subvenir à leurs besoins.  

Rédaction: Pierre Jerome Richard