L’Île de la Tortue : la sécheresse pousse les jeunes vers la mer

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5 sep 2014

L’Île de la Tortue : la sécheresse pousse les jeunes vers la mer

Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAHPhoto : Logan Abassi - UN/MINUSTAH

 

Touchés de plein fouet par la sécheresse qui ravage le département du Nord-Ouest, de nombreux jeunes de l’Île de la Tortue se livrent, de plus en plus, à des voyages clandestins en haute mer. Dossier.

Les hélices de l’hélicoptère des Nations Unies se taisent. L’engin vient de se poser sur un terrain de fortune. Nous sommes à Titanyen, une localité de l’Île de la Tortue. Sur la terre rougeâtre du terrain, vraisemblablement réservé aux jeux de football, des herbes de tout acabit poussent à peine du sol humide.

Bizarre ! Il y a quand même de la verdure aux alentours, pour une zone affectée par la sécheresse. « Ici, la situation est moins aiguë que dans le reste du département », précise Paulin Regnard, chef du Bureau régional de la MINUSTAH dans le Nord-Ouest.

La Mission onusienne a réalisé plusieurs Projets à effet rapide (Qips) sur cette grande île, accessible seulement par hélicoptère ou par de petites embarcations à voile. Ainsi, en dix ans, de petits projets communautaires ont été conduits pour améliorer le quotidien des populations les plus défavorisées. Il s’agit notamment de la construction de cinq salles de classe à l’école nationale de la localité de Montry, et de 25 citernes familiales, ainsi que de l’installation de 15 lampadaires solaires. Le tout pour un montant d’environ 100 000 dollars américains.

Au moins trois forums communautaires  y ont également été organisés par la MINUSTAH sur des sujets qui préoccupent les habitants de cette île qui se trouve à plus de sept kilomètres de Port-de-Paix, la capitale du département. Les discussions ont porté sur la sécurité, les violences à l’égard des femmes, la protection de l’environnement et les élections.

 

Photo : Nektarios Markogiannis - UN/MINUSTAHPhoto : Nektarios Markogiannis - UN/MINUSTAH

 

La pluie vient trop tard !

Après une longue sècheresse, des pluies diluviennes se déversent sur l’île presque tous les jours depuis le début du mois de mai. La route en terre-battue est en mauvais état. Le passage de l’eau laisse, par endroits, d’importantes flaques d’eau et de boue. « Si ces pluies n’étaient pas arrivées, beaucoup de gens seraient déjà morts de soif », commente Yvens Jean-Baptiste, responsable d’une association de la société civile.

Le véhicule, une vieille Land Cruiser, laisse la localité les Palmistes pour se rendre à Nan Rosé. Des deux côtés du chemin, des champs de bananes, d’haricots et de tubercules, entre autres. Les plantes sont chétives. « Je pense que la pluie vient trop tard », argumente Marc*, l’un des jeunes qui nous accompagne. « Regardez ! », lâche- t-il par la suite, montrant du doigt un petit régime de banane rabougri, derrière la clôture d’un jardin.

« Nous avons tout essayé cette année : des haricots, des arachides, des tubercules…aucune denrée n’a été récoltée, à cause de l’insuffisance des pluies », regrette Marie, mère de cinq enfants.

Pour soutenir son mari, également cultivateur, elle improvise un petit commerce à la maison. Quelques pains dans un sachet noir. Des « bonbon siwo »** dans un bocal transparent et des surettes dans un autre.

« Parfois, je tape sur les enfants quand ils pleurent de faim, puis je me cache pour crier », avoue-t-elle.

 

« Je préfère mourir en mer que … »

Corps frêle, homme de haute taille, Dantès Fils Destine, 40 ans, est père de neuf enfants. Il y a juste sept jours, il revenait d’un « vire ron » ***. « Au troisième jour de mer, notre embarcation a été interceptée par les garde-côtes américains. Nous étions en difficulté et nous avons failli mourir », raconte Dantès, qui en est à sa septième tentative de voyage clandestin.

« Je prends ce risque chaque fois que je n’ai plus d’espoir. On ne peut pas trouver du travail ici. De plus, avec cette grande sécheresse, je n’ai malheureusement que cette issue », ajoute-t-il.

Lors de l’un de ses voyages, Dantès a touché le sol de Freeport aux Bahamas. Après 11 mois, il a été arrêté puis rapatrié à Port-au-Prince.

En dépit de ces mauvaises expériences, Dantès se dit prêt à reprendre la mer si sa situation ne s’améliore pas. « Je préfère mourir en haute mer que de voir mes enfants crever de faim, sous mes yeux », justifie-t-il, les yeux rivés sur la mer qui s’agite.

 

Photo : Logan Abassi - UN/MINUSTAHPhoto : Logan Abassi - UN/MINUSTAH

 

Un terreau propice à l’émigration

La pratique des voyages clandestins à l’Île de la Tortue ne date pas d’hier. Toutefois, une certaine recrudescence de ce phénomène est constatée ces derniers temps. « Au moins trois embarcations de fortune laissent la côte tous les mois », révèle l’agent exécutif intérimaire Rolin Joseph.

« Nous entendons parler de ces activités. Mais, nous ne pouvons pas intervenir convenablement, en raison de la limite de nos moyens », admet le chef du commissariat, Kensley Dérival. Il rappelle que seulement une dizaine d’agents de la Police nationale d’Haïti (PNH) sont déployés, sans véhicule, sur l’Île de la Tortue, pour une population de plus de 45,000 d’habitants.

Autre élément, la position géographique de l’île. Avec une façade sur la mer des caraïbes, l’Île de Latortue est située face aux Îles Turck And Caicos. La navigation vers les Îles Bahamas, Nassau, Freeport, et les côtes de la Floride (Etats-Unis) semble être plus favorable.

De plus, les Tortugais s’y connaissent dans la construction de bateaux en bois. Parfois, des marins s’organisent entre eux pour entreprendre de nouvelles aventures. Ce qui évite de solliciter les services des organisateurs de voyages clandestins. Un voyage clandestin pouvant selon eux couter entre 3500 gourdes et 25,000 gourdes (soit entre 84 et 600 dollars américains).

 

Des rations d’urgence distribuées

Plusieurs évaluations de la situation, suivies de distribution de vivres,  ont été faites ces derniers mois dans les zones les plus touchées par la sécheresse dans le département du Nord-Ouest. Près 164 000 personnes vulnérables incluant des femmes et des enfants ont ainsi reçu des vivres du Programme alimentaire mondial (PAM). Chaque bénéficiaire a obtenu une ration familiale de 45 jours, comprenant des céréales, de l’huile fortifiée et du sel iodé.

« Nous travaillons avec les autorités haïtiennes pour mettre en œuvre des actions à court et moyen terme », a expliqué, le 03 avril 2014, le Représentant spécial adjoint du Secrétaire général des Nations Unies en Haïti et Coordonnateur humanitaire résident, Peter de Clercq, lors d’une sa visite au bas Nord-Ouest.

 

 

-Jean-Etiome Dorcent - UN/MINUSTAH

*Nom d’emprunt

** « Bonbon siwo » : une sorte de friandise propre à Haïti, obtenue à partir du mixage de la farine de blé et du jus (sirop) de la canne à sucre.

***  « Vire ron» : non attribué aux voyages clandestins à l’Île de la Tortue.