Rodolfo Mattarollo : Rien n’a été en vain

9 mai 2013

Rodolfo Mattarollo : Rien n’a été en vain

Le défenseur des droits de l’homme et Ambassadeur de l’Union des pays Sud-Américains (UNASUR) en Haïti, l’argentin Rodolfo Mattarollo, livre ses pensées à travers un recueil de ses écrits publié ce 8 mai 2013. « Rien n’a été en vain », préfacé par l’économiste et cinéaste haïtien Arnold Antonin, revient sur des décennies de lutte contre l’impunité et plaide pour un travail de mémoire collectif en Haïti.

Rodolfo Mattarollo : Rien n’a été en vain

Photo : UN/MINUSTAH et UNASUR

Rodolfo Mattarollo a consacré la majeure partie de sa longue carrière à la promotion et à la protection des droits de l’homme dans plusieurs pays, dont huit ans en Haïti. Après l’exil en France pendant la dictature militaire argentine, il enquêtera ensuite aux côtés des Nations Unies sur les violations des droits de l’homme commises au Salvador, en Ethiopie et en Bolivie. La rencontre décisive avec Haïti se fait en mars 1996, en tant que Directeur exécutif adjoint de la Mission Civile Internationale OEA-ONU en Haïti (MICIVIH) jusqu’à la fin de son mandat, en mars 2000. Il dirige ensuite la Section des droits de l’homme de la Mission des Nations Unies en Sierra Leone (MINUSIL) de février 2001 à juin 2003. Avec l’élection de Néstor Kirchner à la présidence argentine en 2003, il rentre au pays et devient sous-secrétaire d’Etat aux droits de l’homme, un poste qu’il exerce jusqu’en décembre 2007. En 2010, Rodolfo Mattarollo est nommé Ambassadeur et Représentant Spécial du Secrétariat Technique de l’Union des pays Sud-Américains (UNASUR) en Haïti. Alors qu’il s’apprête à quitter Haïti dans quelques mois, il revient sur sa longue carrière et le travail de mémoire, nécessaire selon lui en Haïti. Entretien.

 

L’anthologie de vos écrits sur les droits de l’homme et votre position sur la lutte contre l’impunité et pour le devoir de mémoire s’intitule : « Rien n’a été en vain ».  Comment ces violations des droits humains qui constituent, selon vous, ce ‘rien’, devraient-elles ou peuvent-elles être porteuses de sens pour les sociétés ou communautés victimes?    

Je suis contre un bilan pessimiste de tout ce que nous avons vécu les dernières années dans la région et dans le monde. Certes, le XXe siècle est le siècle des génocides. Mais c’est aussi le siècle de la condamnation des génocides, notamment à travers la première grande Convention des Nations Unies sur les droits de l’homme, la convention sur la prévention et la répression du délit de génocide.

Est-ce que tous ces sacrifices en Haïti, en Amérique latine, dans le monde ont été inutiles ? Non. Je suis convaincu que nous avons conquis la démocratie grâce à tous ces sacrifices qui ont été faits par la génération précédente. Ma génération, des années 60 et 70, est une génération de lutteurs pour les droits de l’homme. Comme Christophe Colomb à l’île d’Hispaniola, qui, croyant arriver aux Indes, a découvert les Amériques, nous sommes arrivés aux plages de la démocratie pensant arriver au socialisme.

Rodolfo Mattarollo : Rien n’a été en vain

Vous êtes un personnage légendaire, surnommé, au début de votre carrière en Argentine, le ‘’guérillero’’ des droits de l’homme. Qu’est-ce qui, dans votre vie vous a amené, à un moment donné, à prendre cette direction ? 

J’étais avocat de prisonniers politiques dans l’Argentine des années 70. Il y avait plusieurs formes de luttes y compris la lutte armée des organisations populaires qui se sont  révoltées  contre la dictature. On faisait l’amalgame, un amalgame ridicule, entre l’avocat et son client, d’où ce surnom de ‘guérillero’. Mais, plus tard, en tant que sous-secrétaire d’Etat aux droits de l’homme, j’ai décidé de fermer la liste de mes ennemis et de maintenir ouverte  celle de mes amis.

En Haïti, j’ai eu le privilège d’être un membre de la MICIVIH (Mission civile internationale en Haïti), une mission conjointe des droits de l’homme – la première dans l’histoire des deux organisations - entre l’OEA (Organisation des Etats américains) et les Nations Unies. L’Ambassadeur Colin Granderson  avait été nommé Directeur dans un poste de l’OEA et moi-même j’étais nommé Directeur adjoint dans un poste des Nations Unies. Avec le regretté Luis Da Costa, décédé lors le tremblement de terre de 2010, nous avons pu faire œuvre utile tout au long des années 90. Il y a eu deux époques à la MICIVIH : d’abord l’enquête sur les droits de l’homme et, dans les années 95 jusqu’à la fin en 2000, nous avons essayé de combiner les vérifications actives des violations des droits de l’homme, perpétrées notamment sous le régime Cédras, avec le renforcement institutionnel. Une combinaison qui a influencé les missions de maintien de la paix de par le monde dans les années 2000.

Un exemple de notre travail à la MICIVIH a été le procès du massacre commis durant  la dictature de Cédras à Raboteau, ce quartier des Gonaïves où ont eu lieu de graves violations des droits de l’homme. C’est le premier procès du genre en Haïti. Nous avons travaillé la main dans la main avec la justice  à laquelle nous avons donné un soutien administratif, technique et sécuritaire fondamental. Malheureusement, à la fin, le procès de Raboteau a été annulé pour vice de forme, ce qui est regrettable. Mais le procès reste entier en tant que précédent.

Rodolfo Mattarollo : Rien n’a été en vain

Qu’est-ce que l’impunité dans le contexte haïtien?

Louis Joinet, grand juriste français, l’a défini très clairement comme le manque d’investigation, de jugement, de punition, de réparation des graves violations des droits de l’homme. C’est l’oubli, tourner la page… L’impunité essaye de couvrir toujours les violations des droits de l’homme. Joinet nous a beaucoup aidés, en tant qu’expert indépendant des Nations Unies sur Haïti. Son rapport sur l’impunité est un document de référence.

 

Comment les Nations Unies peuvent-elles contribuer à la lutte contre l’impunité en Haïti ?

Je crois qu’il faut respecter le rythme, l’évolution de chaque pays. En Argentine par exemple, il y a eu 35 ans de luttes, d’allers retours, d’avancées, de reculs, avec la commission vérité sur les disparus, le jugement des militaires, puis la grâce présidentielle du président Menem ou la loi d’amnistie etc…

Il y a toujours eu un élément décisif, qui est la pression des mouvements des droits de l’homme. C’est ce qui a manqué en Haïti, ces organisations si nécessaires dans la rue. C’est l’un des trois éléments fondamentaux à la lutte contre l’impunité avec, en deuxième lieu, une pensée juridique avancée élaborée par des avocats et des juges courageux, et enfin le journalisme d’investigation. Tout cela, combiné bien sûr avec la nécessaire volonté politique de l’Etat et, parfois, l’aide de la justice universelle, comme ce fut le cas au Chili avec la détention à Londres d’Augusto Pinochet suite aux procédures entamées devant la justice espagnole.

Comment pouvons-nous contribuer ? En soulignant l’importance d’un leadership dans la réforme. Nous n’aurons jamais la possibilité de dépasser ces situations s’il n’y a pas une capacité de générer une pratique différente de la justice.

 

En Haïti, les gens expriment souvent à tort ou à raison cette frustration à savoir que les droits de l’homme favoriseraient bien plus les bandits, les criminels, les méchants que les victimes. Pourquoi ceux qui ont ce sentiment l’auraient-ils, à votre avis ?

Ce sont des perceptions erronées. La sécurité est aussi une question de droits de l’homme. Mais est-ce que l’on peut enquêter si l’on ne respecte pas les règles du droit ? C’est impossible. Par exemple, quand il n’y a pas de structure judiciaire capable d’enquêter, il n’y a pas de sûreté pour les citoyens. En Haïti, si vous devez faire une expertise balistique, il faut envoyer les douilles à l’étranger car il n’y a pas encore de laboratoire. Pour faire des autopsies, il n’y a que deux médecins légistes pour un pays de 10 millions d’habitants. Pour rassurer les citoyens, il est nécessaire de bâtir sur l’Etat de droit, les droits de l’homme, la seule façon d’avoir un système transparent de protection pour tous.

 

Votre ouvrage sort l’année de votre départ du pays, après huit ans en Haïti, mais cette publication coïncide également avec la commémoration d’un certain 26 Avril 1963. Si l’on parle d’impunité, les victimes auraient-elles souffert en vain ?

Jamais je n’ai ressenti une émotion aussi profonde que le 26 avril écoulé. Ma femme et moi avons vu la sérénité, la dignité de ces familles qui ont raconté l’impensable de cette répression brutale et cruelle. Cette évocation 50 ans après nous a profondément bouleversés et nous a fait penser que rien n’était perdu car il y a toujours ces braises sous la cendre qui sont la notion de justice, la vérité. Jean Dominique disait que « la vérité ne peut pas être muselée ». Ce 26 avril m’a paru une donnée très importante d’une conscience qui se réveille. Je crois que c’est positif.

 

Pensez-vous que Jean-Claude Duvalier sera jugé en Haïti ?

Je ne crois pas car il y a des faiblesses structurelles dans l’appareil judiciaire haïtien. Il faut se mettre d’accord sur les préalables, par une réforme institutionnelle. Contrairement à la réforme de la police pour laquelle on est reparti de zéro, l’appareil de la justice est resté a peu près le même. Par exemple, le nouveau droit constitutionnel sud-américain arrive à faire du Commissaire du Gouvernement, ou du parquet, un organe extra-pouvoir, indépendant de l’exécutif. Quand j’ai assisté aux audiences récentes du procès Duvalier, je croyais entendre les mêmes accents dans la bouche du Commissaire du Gouvernement et de l’avocat de Jean-Claude Duvalier. C’est très étrange. Le rôle du parquet est de représenter l’ensemble de la société. Alors je crois que le dossier Duvalier va probablement finir devant le système interaméricain de protection des droits de l’homme car il me parait que la justice Haïtienne, sans une profonde reforme n’a pas les  capacités  pour aller de l’avant dans ce dossier, et on peut se demander s’i il y au sein de l’Etat la volonté politique de la soutenir dans cette entreprise difficile.

 

Le devoir de mémoire, pourquoi ? Alors que d’autres veulent au contraire oublier pour reconstruire le pays ?

Je ne crois pas que la mémoire empêche d’aller de l’avant. On se souvient pour empêcher la répétition des aberrations, des abus, pour comprendre et envoyer un message : la justification de la peine en droit pénal, c’est de réaffirmer la valeur des biens juridiques protégés. Dans une société où l’on peut tuer impunément, comment justifier la sanction d’un vol, par exemple, si on laisse sans punition le génocide ? Il y a quelque chose d’impensable dans ce raisonnement. C’est toute la logique sociale de construction d’un monde de respect de l’ordre et des droits d’autrui qui s’écroule si nous pensons que l’impunité peut régner partout, et que l’oubli est meilleur que la conscience de ce qui s’est passé.

 

Quand vous quitterez Haïti à la fin de l’année, quel souvenir emporterez-vous du pays ?

Le souvenir d’un pays fascinant car, malgré les indicateurs sociaux tellement déprimés en matière d’éducation, de santé, de travail, il y a une capacité de création en Haïti qui est étonnante. C’est une énigme historique. Est-ce que cela vient du fait qu’Haïti a été la première révolution anti-esclavagiste de l’histoire qui ait triomphé ? Sans doute. Mais il faut continuer et être à la hauteur de cet héritage énorme. Un ancien premier ministre d’Aristide me disait que « l’Haïtien, comme le Juif ont une culture intégrale qui va du bercail au tombeau mais les Haïtiens, eux, sont seuls dans les Caraïbes. Aucun autre peuple n’a notre histoire », disait cette personnalité. En utilisant ce capital intellectuel et moral, Haïti pourra aller de l’avant.  Je ne partage pas du tout les idées d’Etat faible. Notre rôle, surtout celui de l’Amérique latine, c’est d’accompagner Haïti dans la construction de souveraineté sans pour autant devenir des donneurs de leçons.

En guise de message final, je parlerai de la nécessaire quête d’un consensus. Si nous pouvons jouer un rôle pour accompagner Haïti dans la quête d’un consensus, dans un grand accord national, je crois que cela constituerait l’issue à bon nombre de conflits et de faiblesses en Haïti. Un consensus Pas seulement entre les partis politiques mais aussi avec tous les secteurs relevant, la diaspora, les ONG, les Eglises… Ce consensus retrouvé, c’est un rêve… mais Haïti a toujours rêvé, alors permettez-moi de finir avec un rêve !

 

Propos recueillis par Agathe Fabien et Sophie Boudre